L'espace est en plein boom. Nouveaux acteurs industriels, nouvelles constellations de satellites, nouveaux services…
La demande se métamorphose et explose. Arianespace doit se moderniser et se battre pour pouvoir rivaliser avec des géants américains et asiatiques qui veulent tous leur part de ce gâteau.
Peut-on parler de nouvel âge d'or pour le spatial ?
Notre industrie a radicalement changé de dimension en moins d'une décennie. D'abord, parce qu'il est désormais clair que l'espace va contribuer de façon très significative à apporter les bonnes réponses aux grands défis du XXIe siècle. Plus d'espace, c'est plus de solutions pour la connectivité, la lutte contre le réchauffement climatique et pour notre sécurité. La nouvelle conquête spatiale est aussi porteuse d'une forme de rêve et d'espérance. En cette période où nos sociétés sont parfois travaillées par des pulsions de repli sur soi, l'espace offre une nouvelle frontière positive, capable de faire naître des vocations.
Cette nouvelle réalité se traduit-elle sur le plan industriel ?
Le paysage a, là aussi, totalement changé. De nouveaux acteurs se sont invités. SpaceX, bien sûr, mais aussi des géants venus du monde du numérique, comme Amazon, qui veulent jouer un rôle dans les constellations de satellites de communication en orbite basse. Sur ce segment, on assiste à une sorte de ruée vers l'or et à un changement de paradigme. Notre industrie était tirée par les gros satellites géostationnaires de télécommunications à 36.000 kilomètres de la Terre.
Aujourd'hui, le nouveau moteur, ce sont les constellations de centaines, voire de milliers, de satellites à 500 ou un peu plus de 1.000 kilomètres. Mais, du coup, on va passer d'un monde de la petite série à une industrie de volumes. Nous changeons d'échelle. On a beaucoup parlé ces dernières années du « New Space ». On entre désormais dans l'ère du « Big Space ».
Qu'est-ce que cela change pour Arianespace ?
Nous avons de nouveaux concurrents, mais aussi la perspective de nouveaux clients et pas seulement des grands groupes, car l'espace s'ouvre aussi à des start-up et à tout un écosystème d'entrepreneurs qui veulent déployer des projets satellitaires porteurs de nouveaux services. Nous sommes ravis d'avoir récemment lancé le quatrième satellite d'une start-up bretonne, Unseenlabs, visant à améliorer la surveillance maritime . Il n'y a jamais eu autant 'opportunités. Il y a aujourd'hui environ 4.700 satellites opérationnels audessus de nos têtes. Il pourrait y en plus de 25.000 à la fin de la décennie !
La demande est là : si nous tenons notre cible de 15 lancements, 2021 sera l'année de la plus forte activité de toute l'histoire d'Arianespace . Nous déploierons le 14 septembre prochain notre millième satellite depuis notre fondation à l'occasion d'un lancement pour la constellation OneWeb ; sur ce total, un quart aura été lancé depuis 2020.
Arianespace est-il donc bien armé pour saisir les opportunités ?
La pression concurrentielle est forte et nous devons relever le défi de la compétitivité dans un contexte qui n'a rien d'évident . D'abord, parce que nos oncurrents sont massivement soutenus par des Etats. C'est le cas en Chine dans une proportion difficile à chiffrer, mais surtout aux Etats-Unis avec des acteurs qui peuvent s'appuyer sur des contrats publics, très nombreux et très lucratifs, et ensuite venir nous concurrencer en cassant les prix sur le marché des lancements civils.
Les Américains dépensent autour de 45 milliards de dollars par an dans le spatial civil et militaire, le seul budget de la Nasa est passé en quelques années de 15 à 23 milliards de dollars. L'Europe spatiale pèse, elle, environ 12 milliards d'euros, c'est quatre fois moins. L'importance de la commande publique facilite aussi l'accès aux financements privés dans le contexte très innovant de la côte ouest américaine : en 2020, 65 % des investissements privés mondiaux dans l'espace ont été réalisés aux Etats-Unis.
Mais la bataille n'est pas perdue ?
Non. Avec Ariane 5 et Vega aujourd'hui, et Ariane 6 et Vega C demain, nous apportons des réponses aux évolutions du marché. Des minisatellites aux megaconstellations, ces deux lanceurs pourront déployer tous les types de satellites. Ariane 6, c'est aussi une baisse de 40 % des coûts pour un champ de missions élargi, et la possibilité d'effectuer des lancements toutes les deux semaines depuis le Centre spatial guyanais contre une fois par mois avec Ariane 5. Ensuite, parce que l'Europe vient de réaffirmer son engagement en faveur d'Ariane 6 et de Vega C . L'agence spatiale européenne, l'ESA, a en effet conclu un
accord cet été avec les Etats, au premier rang desquels la France, l'Allemagne et l'Italie, qui financent Ariane et Vega.
Cet accord précise que nous pourrons compter sur au moins quatre lancements institutionnels par an avec Ariane 6, et deux avec Vega C, et que l'ESA financera notre capacité d'en réaliser, pour les besoins européens ou pour le marché, trois de plus avec Ariane et un avec Vega. En donnant un socle à notre activité, l'Europe va nous permettre de jouer à armes plus égales avec nos compétiteurs. Nous pourrons ainsi viser des cadences soutenues. Dans ce contexte, l'industrie doit continuer de se réorganiser, car les objectifs de coûts d'Ariane 6 sont très ambitieux, et, en parallèle, il faut des grands projets européens : la mobilisation du commissaire européen Thierry Breton pour une constellation européenne en est un exemple.
Le marché traditionnel du satellite pour la télévision va-t-il disparaître ?
Non, car la télévision ne va pas disparaître ! Simplement, il va être complété par un nouveau moteur, beaucoup plus important qu'attendu, celui des télécommunications et de la connectivité que permettent les constellations en orbite basse. La fibre ne pourra jamais couvrir toutes les zones du globe. Même si les constellations ne répondaient qu'à 2 % de la demande de télécommunications, fixe et mobile, cela représenterait un marché de 50 milliards de dollars par an en incluant le segment sol. Résultat, le marché global du spatial estimé à 330 milliards de dollars en 2018 devrait passer à 1.100 milliards en 2040.
Des satellites seront-ils un jour dédiés uniquement à la voiture autonome ?
Uniquement, sans doute pas, mais en partie, oui. Est-ce un hasard si Elon Musk se lance à corps perdu dans une constellation tout en étant à la tête de Tesla ? Et que dire de Porsche qui a rendu public cet été un investissement dans une start-up allemande qui veut faire voler une petite fusée ? Je suis convaincu qu'il finira par y avoir un lien entre l'Internet des objets (IOT), le satellite et la voiture ultra-connectée… qui peut déjà s'appuyer sur les satellites de navigation comme le système européen Galileo .
Quel est l'avenir des microlanceurs ?
Les grandes constellations dédiées à la connectivité seront composées de centaines ou de milliers de satellites de 150 à 800 kg qui ne décolleront pas les uns après les autres dans des petites fusées mais groupés dans des grosses fusées. Pour transporter du monde de façon économique, on prend le bus, pas le taxi. Le marché de masse est là, et c'est une excellente nouvelle pour Ariane 6. Avec Vega, nous pouvons aussi lancer des dizaines de petits satellites pour des clients différents dans ce qu'on appelle des solutions de lancements partagés.
Que peuvent apporter les projets de petites fusées, qui se multiplient, dans ce contexte ?
Un accès rapide à l'espace pour des projets ponctuels, surtout d'observation, et les besoins militaires. Et aussi une capacité à travailler différemment en mode start-up, par exemple pour apprendre la réutilisation, et accélérer ainsi la préparation de la future génération des lanceurs européens.
Faut-il envoyer plus d'hommes dans l'espace ?
Le tourisme spatial, pour l'instant, c'est un séjour de quelques minutes hors de l'atmosphère comme l'ont montré Jeff Bezos et Richard Branson. Le ticket restera coûteux et je ne pense pas que l'Europe spatiale investisse dans ce segment. Le vol habité financé par les Etats est plus stratégique.
La Nasa a soutenu la fusée de SpaceX et celle de United Launch Alliance (ULA) pour pouvoir retourner dans l'espace. La Chine et l'Inde ont leurs projets. Les Européens qui, jusque-là, se sont reposés sur les lanceurs américains et russes pour aller vers la station spatiale doivent se poser la question.
Ce serait possible techniquement et financièrement ?
Nous avons toutes les briques technologiques. Des investissements d'adaptation de la fusée seraient nécessaires mais de façon limitée. Ariane 6 est la lointaine héritière du projet Hermès développé à l'époque pour faire des vols habités. Et créer une capsule est tout à fait à la portée de l'industrie européenne. Airbus a produit les vaisseaux cargo dits « ATV » qui ont ravitaillé la station spatiale internationale ISS, et contribue avec d'autres industriels européens au module habité du futur lanceur lunaire de la Nasa.
Mais les crédits publics ne sont pas illimités, c'est donc une question de priorité. Nous ne revendiquons rien, mais il faut prendre en compte le supplément de rêve dont est porteur le vol habité, comme le montre l'engouement autour des missions de Thomas Pesquet.
L'Europe spatiale est-elle assez ambitieuse ?
A travers l'ESA, la Commission européenne et les plans de relance nationaux, les budgets progressent. Et il y a une volonté de faciliter l'arrivée de nouveaux investisseurs privés. Il ne faut pas oublier que l'espace est aussi un monde de coopérations internationales, où chacun apporte sa brique. 2021 va nous en donner un exemple éclatant : c'est une Ariane 5 qui lancera depuis la Guyane le 18 décembre le télescope américain de la Nasa James Webb .C'est un télescope cent fois plus puissant que Hubble, qui va révolutionner la connaissance des origines de l'univers en allant se placer à 1,2 million de kilomètres de la Terre. Nous allons retenir notre souffle ! C'est aussi une Ariane 6 qui enverra à partir de 2026 le vaisseau qui a rendez-vous avec celui qui va récupérer les échantillons martiens du robot Persévérance .
La prolifération des satellites n'est-elle pas problématique ?
L'espace ne doit pas devenir un nouveau far west. L'arrivée de milliers de satellites en orbite basse doit être respectueuse d'un espace durable. Il va falloir éviter les collisions dans l'espace et s'assurer que les satellites en fin de vie quittent proprement leur orbite. La question de l'espace durable ne se posait pas il y a quelques années, elle est désormais cruciale. Qui va réguler, gérer les ambitions des uns et des autres ? Le G7 s'est récemment penché sur la question.
Ce que j'observe, c'est qu'un acteur, Elon Musk, aimerait avoir 42.000 satellites en orbite basse à 500 kilomètres de la terre, et qu'il contrôle déjà la moitié des satellites de plus de 50 kg en opération au-dessus de nos têtes. S'il parvient à ses fins, il rendra l'espace moins accessible et y multipliera les risques de collisions. Tous les autres projets de constellations restent à taille plus humaine. Pas la peine d'être son compétiteur pour dire que cela pose question !
Sources : Les ECHOS 10/09/2021