La suspension des tirs de fusées russes Soyouz suscite l’inquiétude en Guyane



Le lancement de deux satellites du système de géolocalisation Galileo prévu début avril est annulé, et le personnel russe qui travaillait au Centre spatial de Kourou a regagné son pays.

Ambiance de grand départ sous haute surveillance, à l’Hôtel du fleuve, à Sinnamary, à 15 kilomètres de la base de lancement de la fusée Soyouz, au centre spatial guyanais, après la suspension annoncée des mises en orbite de satellites par le lanceur russe. Lundi 28 février, 29 ressortissants russes ont quitté l’hôtel en bus, escorté par la gendarmerie, direction l’aéroport pour rallier Paris, puis Dubaï, afin de regagner leur pays en contournant les restrictions aériennes entre l’Europe et la Russie. Mercredi, 56 Russes ont quitté à leur tour la Guyane.

Les partants, qui travaillent pour des sociétés spatiales russes, préparaient le lancement de deux satellites pour le système Galileo, le GPS européen, prévu dans la nuit du 5 au 6 avril à Kourou. Ce départ précipité résulte de la décision annoncée samedi, dans un tweet, du directeur général de l’agence spatiale russe Roscosmos, Dmitri Rogozine : « En réponse aux sanctions de l’Union européenne contre nos entreprises, Roscosmos suspend la coopération avec des partenaires européens dans l’organisation de lancements depuis le cosmodrome de Kourou et retire son personnel » de la Guyane française. 

Depuis le début de la guerre en Ukraine, jeudi 24 février, les déplacements des Russes dans le bourg de Sinnamary sont encadrés, sous la protection des gendarmes, stationnés devant l’entrée de leur hôtel. « Dans ce contexte international difficile, il est normal qu’une attention particulière soit accordée à l’accompagnement de ressortissants russes », explique au Monde Thierry Queffelec, le préfet de Guyane.

« On pourrait le payer très cher »

A l’Hôtel du fleuve, on accuse le coup. « Nous sommes pénalisés, car le lancement du 5 avril est annulé, et nous n’avons pas de vision sur ceux prévus en septembre et à la fin de l’année, s’inquiète Joseph Halhoul, directeur par intérim de ce principal lieu d’hébergement des équipes russes en Guyane. Nous avons un mois et demi à deux mois de remplissage par campagne de lancement, avec plus de 200 Russes à l’approche du vol », explique le directeur. « L’avenir de l’hôtel et des employés – vingt salariés en CDI, plus une quinzaine de renforts en pleine campagne – est en jeu », précise Joseph Halhoul.

« Nous sommes déçus, bien sûr, car les Russes étaient bien intégrés à Sinnamary, observe Michel-Ange Jérémie, le maire de cette commune de près de 3 000 habitants, à 60 kilomètres de Kourou. Ils contribuent à l’essor de l’activité, ils consomment local et font partie de notre paysage. J’espère qu’ils reviendront après la guerre. »

« C’est un manque à gagner pour la Guyane et pour Sinnamary et, au vu de la situation économique, on pourrait le payer très cher », alerte Gabriel Serville, le président de la collectivité territoriale de Guyane, sur un territoire où la moitié des 294 000 habitants vivent sous le seuil de pauvreté. « Cela nous tombe dessus », constate le président de la collectivité, qui propose « une compensation par le gouvernement des entreprises touchées par ce retrait des Russes », au même titre qu’il y a eu une « guerre contre le coronavirus » avec un accompagnement économique. 

Filiale de l’européen ArianeGroup, dont les principaux actionnaires sont Airbus et Safran, Arianespace commercialise les vols et exploite les installations de lancement au centre spatial, et le Centre national d’études spatiales assure la coordination générale de la base. Sollicités, ils ne font pas de commentaire. Après le vol du 5 avril pour Galileo, le lancement de deux autres satellites du système européen de positionnement était prévu sur Soyouz en septembre, puis celui du satellite espion français CSO-3 à la fin de l’année.

Dix-sept lancements prévus au départ

En plus de Soyouz sur le créneau des charges moyennes – trois tonnes sur orbite géostationnaire –, la société européenne exploite le lanceur lourd Ariane-5, en fin de vie opérationnelle, et le petit lanceur italien Vega. En janvier, Arianespace prévoyait jusqu’à 17 lancements cette année : quatre vols Ariane-5, quatre Soyouz, trois Vega, dont la future Vega-C, plus performante, et le premier vol d’Ariane-6 depuis la Guyane, auxquels s’ajoutent cinq Soyouz depuis Baïkonour, au Kazakhstan, opérés par Starsem, dont Arianespace est coactionnaire avec les Russes. Interrogé par courriel sur le devenir de ces vols, Roscomos n’a pas donné suite. Jeudi, l’opérateur de satellites OneWeb, basé à Londres, a annoncé suspendre ses lancements prévus par des Soyouz, alors que Moscou demandait au gouvernement britannique de renoncer à sa participation dans l’entreprise, exigence rejetée par Londres. Une fusée russe aurait dû décoller de Baïkonour, samedi 5 mars, avec 36 satellites. 

Avant la crise, son exploitation en Guyane était prévue au moins jusqu’à fin 2023. La future Ariane-6, polyvalente, remplacera Ariane-5 et pourra assurer des missions de type Soyouz, mais le nouveau lanceur a pris du retard, avec un vol de qualification annoncé à la fin de l’année et un début d’exploitation au mieux en 2023. Propriétaire des installations de lancements au centre et principal financeur de la base, l’Agence spatiale européenne (ESA) a organisé une concertation de ses pays membres lundi sur la crise en cours. « Nous prenons note de la décision de Roscosmos de retirer son personnel de Kourou, a réagi l’ESA dans un communiqué. Nous évaluerons donc pour chaque charge utile institutionnelle [non commerciale] européenne sous notre responsabilité le service de lancement approprié basé notamment sur les systèmes de lancement actuellement en service et les prochains lanceurs Vega-C et Ariane-6 », ajoute l’ESA. Autrement dit, l’Europe spatiale va tenter de pallier l’arrêt des Soyouz en Guyane avec ses propres lanceurs. Dans un tweet, lundi, Dmitri Rogozine, le directeur de Roscosmos, ironisait : « Après l’annulation des lancements de Soyouz, l’Agence spatiale européenne peut lancer des satellites européens sur ses fusées… quand ils en ont. » 


Source : LE MONDE