La politique française des lanceurs appelée à évoluer



Au-delà d’Ariane 6, le CNES s’intéresse à la maîtrise des technologies de la réutilisation et à l’innovation venue des start-up françaises développant des microlanceurs. Tout cela pour préparer la prochaine génération de lanceurs, réutilisables ou consommables, dans un cadre adapté au nouveau paysage concurrentiel international.

Invité à s’exprimer devant la commission des Affaires économiques du Sénat le 2 février, le président du CNES, Philippe Baptiste, a levé le voile sur les directions que pourrait prendre la politique française de l’accès à l’espace au-delà de l’entrée en service d’Ariane 6. L’irruption des initiatives privées de microlanceurs, les opportunités offertes par le programme d’investissement France 2030, et le développement des technologies de réutilisation permettent d’envisager de nouveaux concepts stratégiques et de réfléchir à la meilleure façon de gérer les futurs programmes de lanceurs.
Avec la transmission de l’autorité de conception d’Ariane 6 du CNES à l’industrie en 2014, l’agence spatiale française a perdu une des prérogatives qui lui avaient permis de donner l’indépendance d’accès à l’espace à l’Europe, en 1979, après avoir repris aux militaires les rênes du programme national Diamant à la fin des années 1960. L’expertise du CNES en la matière reste indiscutable et bénéficie toujours aux programmes de développement actuels, puisqu’il est à l’origine du moteur Prometheus, alliant bas coût et réutilisabilté, et du démonstrateur Themis.

RÉUSSIR ARIANE 6

C’est aussi le CNES qui a réalisé l’Ensemble de lancement Ariane n°4 (ELA-4), « livré dans les délais », assure Philippe Baptiste. Sûrement se réfère-t-il pour l’occasion au calendrier révisé post-Covid, qui a permis d’effacer le retard de près de deux ans dû aux difficultés de qualification des bras cryotechniques pour l’avitaillement de l’étage supérieur. L’ELA-4 a été inauguré officiellement le 28 septembre mais subit encore des essais fonctionnels avant de recevoir le premier lanceur Ariane 6 pour la campagne d’essais de compatibilité sol-bord, qui débutera en avril.
« Si tout se passe bien, nous pouvons tenir l’échéance de 2022 pour Ariane 6 », estime Philippe Baptiste, « mais avant tout il faut réussir techniquement ce premier vol ».

Toutefois, la tâche ne s’arrête pas là, explique de président du CNES. « Il faut aussi réussir Ariane 6 commercialement ! Ce ne peut pas être uniquement un lanceur institutionnel. Ce serait garantir la sortie de l’Europe du monde des lanceurs », martèle-t-il. Il s’avoue toutefois confiant dans la capacité de l’industrie européenne à y parvenir, grâce au modèle d’exploitation défini par l’accord européen d’août 2021.
« Je suis confiant dans l’avenir commercial d’Ariane 6 car il répond aux besoins du marché [et] je suis convaincu que nous aurons des contrats », poursuit-il. Il reconnaît tout de même que le défi sera de proposer des prix compétitifs face à une offre de SpaceX « extraordinairement agressive ».
Ce qui pose aussi la question de la direction à prendre au-delà d’Ariane 6, pour assurer la pérennité de l’accès autonome de l’Europe à l’espace.

MAÎTRISER LA RÉUTILISATION DES LANCEURS

La réutilisation est une voie, mais ce n’est pas la seule, estime Philippe Baptiste. Néanmoins, il affirme que « nous ne pouvons pas rester dans la position de ne pas maîtriser cette brique technologique. C’est un enjeu majeur ».

« Entre les développements déjà engagés sur Prometheus et Themis, mais aussi les travaux avec ArianeGroup au sein d’ArianeWorks, nous ne partons pas de zéro », rappelle-t-il. Il salue à cette occasion l’initiative menée par ArianeGroup avec la création de Maïa Space et la perspective de développer un petit lanceur Maïa à partir du démonstrateur Themis propulsé par trois moteurs Prometheus. Le Prometheus doit être mis à feu dans les prochaines semaines. Themis volera en 2025 et Maïa suivra en 2026.
Toutefois Maïa, qui est un investissement d’ArianeGroup et non du CNES, ne sera pas un démonstrateur technologique, prévient Philippe Baptiste. « [Ce petit lanceur semi-réutilisable] répond aussi à un besoin de marché, pour des lancements ponctuels de petits satellites », explique-t-il. Il cite ainsi le remplacement à l’unité de satellites d’une constellation – une opération encore jamais pratiquée pour les constellations actuelles – mais insiste surtout sur une capacité de réactivité inaccessible aux gros lanceurs. Le coût au kilogramme sur orbite pourrait être supérieur, mais susceptible de sauver le business plan de certains opérateurs.
Par ailleurs, il reconnaît que Maïa n’est pas la seule voie vers un lanceur semi-réutilisable à court terme. Certaines des entreprises privées développant des microlanceurs en France visent aussi à développer un premier étage réutilisable, à l’instar de Sirius Space Services.

MICROLANCEURS ET INNOVATION

Cette effervescence sur les microlanceurs est aussi un terreau d’innovation que le CNES compte soutenir. Il entend ainsi favoriser l’apparition de nouvelles méthodes, soutenues par une volonté de progrès rapides, avec un esprit tourné vers la réduction des coûts et des prix, ainsi que des avancées technologiques sur lesquelles prendre des paris. « ArianeGroup reste notre champion en raison de ses compétences exceptionnelles », concède Philippe Baptiste, qui indique aussi entretenir des « dialogues fructueux avec ces acteurs émergents ». Ces entreprises seront concernées par une part des 1,5 Md€ d’investissements prévus pour le spatial dans le cadre du plan France 2030.
Le CNES travaille aussi à l’accueil des projets de microlanceurs sur l’ancienne zone de lancement Diamant au Centre spatial guyanais à Kourou.
Philippe Baptiste trouve certes un peu fort le mot « renationalisation » du programme spatial lorsqu’on lui parle des projets de micro et mini-lanceurs allemands, soutenus par le DLR via le programme CSTS (Commercial Space Transportation Service) de l’ESA. Il n’en reconnaît pas moins qu’il existe une concurrence dans ce domaine. « C’est pour cela que nous accélérons. Nous sommes leaders en Europe et nous n’allons pas rester assis à regarder les autres essayer de s’emparer de ce leadership ».

En revanche, même s’il estime normal que les développeurs de microlanceurs songent à une montée en gamme, il ne croit pas à leur évolution vers des lanceurs concurrents de la filière Ariane. « Un gros lanceur, c’est un projet industriel majeur qui se chiffre en milliards d’euros. Cela représente une décennie de développement, et ce n’est pas seulement une question de capitaux, comme le prouve Jeff Bezos [et sa société Blue Origin], qui a des ressources et doit néanmoins affronter d’importantes difficultés [avec son lanceur New Glenn] ».
Compte tenu des limites du marché sur lequel il devra s’imposer, Philippe Baptiste est « convaincu qu’à terme une entente pourra être trouvée avec les autres pays sur un mini-lanceur européen ». Toutefois, insiste-t-il, il ne faut pas que le choix de la coopération aboutisse à un lanceur cher. Il doit être à bas coût. « Si nous faisons un lanceur qui est un succès technologique européen mais qui est trop cher et hors du marché, nous aurons échoué ».

NOUVEAU CADRE EUROPÉEN DES LANCEURS

Cette nécessité de maîtrise des coûts ne se pose d’ailleurs pas que pour les microlanceurs, mais aussi pour la poursuite du programme Ariane, que cette succession se fasse à l’aide d’un lanceur consommable, semi-réutilisable ou entièrement réutilisable. Ce qui pose la question du retour géographique, inhérent aux programmes menés sous l’égide de l’ESA.
« Aucun des projets actuels [de microlanceurs] ne se fait dans le cadre d’un retour géographique », relève Philippe Baptiste. En fait aucun ne se fait dans un cadre intergouvernemental.
« Le retour géographique a été un formidable instrument pour le développement du spatial européen. Chaque pays avait intérêt à investir car il avait une garantie de retour pour son industrie, et donc [la perspective] de la faire monter en compétence », explique le président du CNES. « Il s’agit donc d’un outil formidable pour amorcer une industrie, dans un champ de coopération, et il convient de le pérenniser ».

En revanche, dans un champ très compétitif comme celui des lanceurs ou de l’observation optique, cette pertinence doit être questionnée. Face à Elon Musk qui centralise sa production dans une usine unique. La filière Ariane compte des dizaines de sites de production, avec des centaines de sous-traitants et des contraintes à chaque niveau, et même à chaque contrat.
« Je suis assez convaincu que le prochain lanceur – qui se fera probablement dans le cadre de l’ESA – ne se fera pas dans le cadre d’un retour géographique tel qu’on le connaît aujourd’hui. C’est un cadre qui doit évoluer », a déclaré Philippe Baptiste face aux sénateurs. Il prévient cependant : « il n’est pas certain que cela soit abordé directement lors de la prochaine ministérielle. Il est trop tôt et il n’y a pas de consensus au niveau européen sur cette question. La France serait vraisemblablement isolée face à ses partenaires sur sa volonté à faire évoluer le modèle ».


Source : AEROSPATIUM